Réflexions sur l'érotisation de la violence

Je ne m’ “assume” pas.

26 juin 2020

Récemment, j’ai encore vu passer sur les réseaux sociaux un de ces messages qui enjoignent les femmes à “assumer leurs corps”. Comprendre : “assumer” ses rides ou ses bourrelets/sa féminité/sa sexualité/son style.

J’aimerais que nous prenions 2 minutes pour nous pencher sur cette idée : 
Selon ces propos, “assumer” mon corps passerait donc par ma réussite à m’extraire, malgré ses relances incessantes, des injonctions explicites ou implicites de la Société.

Pourtant pour moi et, j’en suis sûre, de nombreuses autres femmes, ce n’est pas aussi simple que “me myself and I” . Je suis contaminée, polluée, intoxiquée très régulièrement par l’extérieur sur la question de mon corps et de mon apparence.
Comme beaucoup de femmes sensibles aux discours féministes, j’essaye de désapprendre les “codes de la féminitay” ou ce qui est jugé par l’extérieur comme beau ou attrayant, pour essayer de fabriquer mon avis propre et individuel sur la question. J’essaye de m’insensibiliser aux avis extérieurs non sollicités et non souhaités sur mon apparence. J’essaye de me dire qu’ils ne m’influencent plus depuis longtemps. Pourtant, je suis certaine que le seul fait de savoir qu’ils existent modifie mes choix, mon comportement, et sans doute aussi mes “goûts”.

Et puis savoir ce qui m’appartient ou pas est d’autant plus compliqué pour moi que je souffre d’un syndrome de stress post-traumatique. Du coup, je dois toujours interroger les décisions que je prends pour vérifier que mes raisons ne sont pas guidées inconsciemment par des mécanismes de défense, ou une déformation de la réalité dûe à l’hypervigilance par exemple.

Actuellement, j’oscille en permanence entre deux pôles, qui sont:
1) “assumer” les regards par une conformité maximale aux injonctions à la féminité
2) disparaître des regards par l’adjonction maximale de couches de tissus amples

Pendant une période, j’ai comme la plupart des femmes globalement essayé la solution n°1 pour être perçue comme belle ou séduisante. 
Depuis environ trois ans, j’ai adopté la solution n°2, j’ai décidé de disparaître physiquement, de me cacher sous des tonnes de vêtements informes aux couleurs sombres, pour ne plus être polluée des sollicitations extérieures nocives. Pour me protéger, j’ai pour l’instant choisi de porter des couleurs aussi joyeuses qu’un jour d’enterrement (noir, violet, gris), de tirer la tronche quand je suis seule en extérieur, ou d’avoir mon compagnon ou mes enfants avec moi. Par ailleurs, je ne traine pas dans la rue, je ne me pose pas sur un banc, je ne flâne pas, ni sur la plage, ni le soir, etc… Globalement, j’évite d’être en extérieur si je n’ai rien de spécifique à y faire. Je pratique l’évitement, et un contrôle strict, j’ai une réflexion à chaque fois sur ma tenue et mes sorties. Pas ce que j’appellerais la liberté.
Mais en même temps, pas moins que de consentir à être objectifiée, au point d’aller subir le regard des hommes pour prouver une dite “libération”. Libération de quoi, d’ailleurs ? Je ne pense pas que se soumettre à l’oppresseur soit se libérer de lui.

Soyons clair : ma situation actuelle ne me convient pas : ce n’est pas “vivre” que de disparaître. Mon but est de vivre : ni de survivre, ni de devenir éthérée.

Bref, je ne “m’assume” pas.

J’aimerais revenir sur ce mot “assumer”. Selon le dictionnaire il s’agit de “Consentir lucidement à ce que l’on est du point de vue psychique, moral, social, etc” , d’ “accepter les données d’une situation de fait” . Mmm… mais consentir et accepter quoi, en fait ? 
Je ne suis pas certaine en tant que féministe de pouvoir consentir à ce que mon image m’appartienne moins qu’à ce que la société veut bien en faire.
Je ne pense pas pouvoir accepter la situation de fait des femmes enfermées par le patriarcat.

Et puis, s’agit-il d’assumer mon corps, ou la manière dont je le présente à “l’extérieur” ? Je le dis tout net : la vision que j’ai de mon corps a été bien trop colonisée par la société dans son ensemble pour que j’arrive à trouver comment présenter mon corps à cette société de façon à ce qu’Elle arrête de me sexualiser et de m’objectifier.

Et finalement, pourquoi ça devrait être à moi d’assumer les avis extérieurs non sollicités ? J’en ai tellement assez de devoir prendre en charge des choses qui n’ont pas à m’être imposées et que je subis de façon totalement indépendante de ma volonté ou de mon comportement!
Je ne pense pas que les femmes ont besoin d’assumer leur corps, ce serait plutôt à celleux qui reproduisent l’idéologie patriarcale d’assumer, de prendre la responsabilité, de ce qu’illes nous font subir h24 7/7.
D’ici à ce que ces personnes, conscientes ou inconscientes de ce qu’elles reproduisent et pourrissent dans la société, modifient convenablement leurs comportements et leurs discours de façon à arrêter de blesser les femmes, il faut encore que je trouve le moyen d’assumer à leur place ? J’en suis écoeurée. Je n’en peux plus de tout ce qu’on impose de gérer aux femmes, en prétendant ensuite les noyer sous du victim blaming.
Comment suis-je censée trouver une façon de vivre qui me permette de ne pas trop me faire agresser mais qui ne me demande pas de disparaître ? “Assumer” signifie-t-il “accepter un peu de risque d’être agressée” ? Donc juger également du niveau de risque ? Alors, qu’au final, le risque ne dépendra certainement pas de mon adaptation ou de mes efforts, mais de l’humeur du moment des personnes que je vais croiser. Parier sur l’imprévisible, finalement.

Je ne peux pas “me” libérer, je ne peux pas “assumer” le sexisme, l’objectivation et la sexualisation permanente des femmes. Vu les injonctions contradictoires qui nous sont faites, chaque choix individuel des femmes correspondra forcément à une série d’injonctions. Que ce soit en se cachant sous des tissus amples, ou en portant des habits dans lequel on se plaît à nous-mêmes, la soumission que nous vivons ne dépend pas spécialement de nous, mais bien du regard des hommes et de l’idéologie patriarcale de notre société.

Le souci n’est pas de s’assumer. Le souci est la projection misogyne des hommes.
A un niveau individuel, on ne peut pas faire grand chose d’autre que ce qui nous convient le mieux, sachant que ce mieux peut varier au cours de nos vies, et que la libération des injonctions machistes ne peut pas être individuelle : elle ne pourra être que collective.