Réflexions sur l'érotisation de la violence

Témoignage : refaire l’amour après un viol

5 mai 2019

Deux ans après mon viol, hier j’ai à nouveau fait l’amour

Hier j’ai eu du sexe à deux pour la première fois depuis mes viols. 
Après avoir été abusée à répétition par mon ex-conjoint, il m’a fallu des mois pour arriver à penser au sexe sans pleurer. 
Pendant des mois, je ne pouvais même plus me toucher moi-même.
Il me suffisait parfois de voir une scène vaguement érotique sur un écran pour avoir de violentes nausées et des montées d’angoisse (autant dire que bon courage pour allumer la télé). En plus, je souffrais d’excitation traumatique qui faisait que mon corps avait parfois des symptômes d’excitation lorsque je voyais une scène violente, ce qui me faisait me morfondre de dégout et de culpabilité.

Quand quelqu’un a utilisé le sexe pour vous détruire, il est dur de ne pas détester le sexe en soi. Et ça fait mal. Parce que le sexe était auparavant pour moi comme la nourriture : un plaisir partagé, qui ressource, qui habite le corps. Ne plus avoir accès au sexe était pour moi comme découvrir qu’on a une maladie qui enlève le plaisir de manger. On y survit, parce qu’on n’a pas le choix, et on trouve — heureusement – d’autres espaces de plaisir, mais c’est une part entière de mon rapport au monde qui m’était interdite. 

Pour comprendre comment je pouvais de nouveau avoir accès à ma sexualité, j’ai lu de nombreux textes féministes. Mais quand on n’a plus de rapports sexuels, parler du sexe devient un peu théorique. Parce que je savais qu’il y avait des choses que je ne voulais plus du tout, mais que je n’avais pas trop d’idée de ce que je voulais.

Hier, les lignes se sont éclaircies. Hier, j’ai pu dire à mon partenaire

“je ne veux pas que tu cherches à me faire mal ou à me dégrader avec ton sexe”. 

Cette phrase, qui semble peut-être si évidente à certain·es, ne l’est pas du tout pour moi. Pendant des années, je n’aurais jamais pu la prononcer. Car la sexualité m’avait apprise que les hommes tirent leur jouissance de la douleur et de la dégradation qu’ils infligent aux femmes. Parce que je n’avais eu aucun partenaire homme qui ne semblait pas excité par ma douleur ou ma soumission. Pourtant, ils n’étaient pas des “psychopathes”, la plupart des mecs avec lesquels j’ai couché étaient des mecs “normaux” : tous ont semblé ravi, tous ont semblé considérer comme un “cadeau” mes soumissions sexuelles. 
Pendant des années, je n’aurais jamais pu dire cette phrase car — sans en avoir conscience en ces termes — j’étais persuadée que les hommes rejetteraient toute femme qui ne se laisserait pas maltraiter. Parce qu’en n’ayant pas de limites j’étais valorisée, je me sentais sexy, et même forte. J’entendais mes amis hommes parler en mal de leurs partenaires qui avaient des limites, raconter à quel point ils “souffraient” de leurs “frustrations sexuelles”. Moi j’étais celle suffisamment forte pour ne pas leur mettre de limites. J’avais — sans en avoir conscience en ces termes — intégré que les femmes qui mettent des limites et ne se laissent pas dégrader sont des “coincées du cul”, des filles sages et un peu niaises, à la sexualité pas libérée, et assez connes pour croire encore au bien et au mal. Et moi je voulais que les hommes me voient comme forte, aventurière, résistante, sexy, intelligente, subversive. 
Au final, je me laissais dégrader pour ne pas être méprisée.

Je me demandais à quoi ressemblerait ma sexualité après ma prise de conscience féministe 

Ouvrir les yeux sur la violence que j’avais subie m’a fait ouvrir les yeux sur la violence que les femmes subissent partout. Je ne peux plus regarder de porno. Je reconnais leurs regards vides, leurs dissociations, leurs sourires et soumissions acceptées, je ne peux plus me cacher l’immense violence de ces viols tarifés. 
Il y a tant d’éléments de dégradation, il y a tant de composantes du viol, dans la sexualité hétéro que j’avais du mal à ne pas trouver l’entièreté du sexe sale et dégoutante. 

Après mes viols, je suis à vie écoeurée de la violence sexuelle. Plus jamais on ne me fera avaler qu’elle est subversive alors qu’elle est clairement la norme majoritaire, plus jamais on ne pourra m’enfumer en la faisant passer pour de l’art, pour un jeu, ou pour une composante naturelle de la sexualité masculine.

Mais j’ai si peu d’exemples dans ma vie ou dans ma culture d’à quoi ressemble une sexualité sans violence ! Je me demandais si cela m’amènerait à des rapports subtils où l’on se touche surtout du bout des doigts. Hier, ce qui s’est éclairci, c’est que ma vision de la sexualité ne comprend pas uniquement des caresses, de la douceur et de la tendresse. Pas que ce serait un mal ! Il me parait essentiel que cela puisse être la sexualité de toutes les personnes qui le désirent, et que cela fasse partie de chaque vie sexuelle, car moquer le désir de tendresse est un puissant outil des hommes pour objectiver les femmes. Mais moi, j’aime aussi empoigner et être empoignée, j’aime la passion, j’aime me sentir forte et sentir l’autre être fort, j’aime le désir qui pousse à se fondre, pour un moment, l’un dans l’autre.

Et hier, mes lignes se sont définies entre ce qu’est la force et ce qu’est la domination.

J‘ai compris que j’avais envie de sentir un homme profondément en moi, mais pas parce qu’il cherche à me faire du mal. Je ne veux pas “être baisée”, je ne veux pas qu’un pénis serve à me “défoncer”.
J’ai compris qu’un homme peut poser sa main sur ma tête si je lui fais une fellation, mais pas pour me faire du mal. Je ne veux pas de gorge profonde, je ne veux pas qu’on se serve de ma tête comme d’un objet à remplir. Je ne veux pas qu’on m’étrangle, je ne veux pas qu’on m’insulte, je ne veux pas que de quelque manière mon partenaire se sente fort parce qu’il m’affaiblit. 
On peut se sentir fort, et sentir la force de son énergie sexuelle et vitale, sans que l’autre soit faible, sans avoir besoin de le rabaisser pour cela.
J’ai compris que je ne veux pas d’un partenaire qui jouisse de me faire mal.
J’ai compris que je ne veux pas d’un partenaire qui jouisse de me dégrader.

Je ne tire pas de jouissance à l’idée que mon partenaire souffre ou soit diminué et j’ai le droit d’en attendre autant de sa part. Et pour commencer, plus jamais je n’accepterai une pratique sexuelle que mon partenaire trouverait dégradante si elle était pratiquée sur lui.

Hier, si j’ai pu, pour la première fois, dire très clairement à un homme que “je ne voulais pas qu’il cherche à me faire du mal avec son sexe” et que “je ne voulais aucune composante dégradante ou humiliante dans ma sexualité”, c’est parce que je me fous qu’il ne trouve pas cela sexy. Parce qu’aujourd’hui j’ai suffisamment confiance en moi pour ne pas vouloir d’un partenaire aux yeux duquel mes limites diminueraient ma valeur. Si un homme doit me rejeter ou me trouver nulle parce que j’ai des limites, ainsi soit-il : C’EST MOI QUI NE VEUT PAS DE LUI. 
Et parce que je me fous de cela, je suis libre. Et plus forte que je ne l’ai jamais été. Parce que désormais ma force ne vient pas de ma résistance à la douleur, de ma capacité d’encaisser, mais de celle de faire face à ma peur profonde de la désapprobation et du rejet des hommes. 
Ce que je me dis aujourd’hui, c’est qu’une sexualité vraiment libérée ne consiste pas en une sexualité débridée et sans aucun tabou, mais en une sexualité libérée de notre besoin d’approbation des hommes. En une sexualitée où on n’a rien à perdre à dire “non”. 

Hier quand j’ai joui, j’ai beaucoup pleuré. D’émotion, de bonheur et de soulagement. Parce qu’il fut un temps où j’ai cru que je ne pourrais jamais plus faire l’amour. Que le sexe m’était interdit à jamais. Qu’il m’avait été interdit par un homme criminel que je déteste et qui par ce moyen gardait un pouvoir sur moi.

J’ai cru que je ne m’en remettrais jamais, et jamais je ne reprocherais à une femme qui a vécu des viols de ne pas s’en relever. Rien n’est fait pour nous aider à nous reconstruire, à reconstruire nos sexualités, nos intimités. Certaines de mes amies m’ont dit que suite aux violences qu’elles ont vécues elles se pensent dégoutées du sexe à vie. Cela m’a fait du bien qu’elle me disent cela, je les ai trouvées courageuses d’oser dire cela, car j’avais honte, honte de ne pas être plus forte, plus résiliente, d’être à ce point terrorisée. Parce que dans la société dans laquelle nous vivons, la faute du mal-être retombe toujours sur les victimes (qui ne “travaillent pas assez dur à leur bonheur/à leur reconstruction”) et jamais sur les coupables du mal-être ; parce que les victimes de viol qui ne s’en sortent pas, ne s’épanouissent pas, ne SE réparent pas, sont vues comme fautives, alors même qu’aucune condition de réparation (à commencer par la condamnation des violeurs) ne leur est offerte.

Une victoire de femmes

Parfois, durant ces deux années d’abstinence, pour avoir accès au sexe mais me prémunir de voir la violence des hommes, j’ai songé à recourir à des applications de rencontre. Je me suis dit que “pour ne pas voir qu’un mec me baise, je pourrais choisir de baiser avec un mec sans m’impliquer émotionnellement” ; que je pourrais juste avoir du sexe en prenant garde à ne pas côtoyer l’homme suffisamment longtemps pour voir son machisme ; que je pourrais créer artificiellement de l’égalité sexuelle par le bas, en traitant aussi mal les hommes que les hommes nous traitent… Mais je savais qu’au fond, ça allait me démolir encore plus. Je savais que j’avais besoin de me réparer, et que cela ne pourrait passer que par un rapport égalitaire, conscient, confiant, avec un homme qui connaitrait les enjeux du sexe pour moi. Cela m’a pris deux longues années pour trouver cela et je ne regrette pas. Je ne regrette pas d’avoir attendu de pouvoir avoir un rapport lent, doux, drôle, de jour, à jeun, avec quelqu’un que j’estime et qui m’estime, et avec lequel j’ai en amont longuement parlé de la violence sexuelle des hommes.

Avoir pu faire l’amour à nouveau et en être heureuse est pour moi une énorme victoire. Une victoire qui m’a demandé des centaines d’heures de thérapie ; qui m’a demandé de trouver un partenaire allié féministe avec lequel je n’ai pas eu à faire unilatéralement TOUT le travail de déconstruction ; une victoire qui m’a demandé un travail de fond sur la sexualité, que je n’aurais jamais pu faire sans l’aide des femmes merveilleuses présentes dans la communauté féministe. Alors merci à vouEs : ce que les hommes avaient détruit, vous êtes en train de m’aider à le reconstruire.