Réflexions sur l'érotisation de la violence

Sexe : 7 bonnes raisons d’arrêter de dire “faut pas juger”

28 décembre 2019

Récemment, l’une d’entre nous fut convoquée au commissariat parce qu’elle avait porté plainte contre des violences sexuelles. Et la première phrase que lui dit la police avant de l’interroger fut :

“Ne vous inquiétez pas” ??  
Autant vous dire que ce genre de phrase a au contraire de quoi fortement inquiéter une victime, étant donné que juger une sexualité, et ici le caractère criminel d’une sexualité, est exactement ce qu’elle attendait de la police. Comment espérer qu’une police ou une justice qui dit “ne pas juger” soit en capacité de juger les actes de nos agresseurs ?

Éviter le jugement pour donner le droit à la différence

Évidemment, nous comprenons que ce qui se cache derrière la plupart des injonctions à “ne pas juger” est une recherche de protection des personnes victimes de discriminations, une tentative de lutte contre les violences que subissent les personnes qui dévient de la norme (par exemple parce qu’elles sont homosexuelles ou ne rentrent pas dans les stéréotypes de genre). 
Sociétalement, on peut situer aux années 70 l’essor de la critique contre les normes sexuelles puritaines, patriarcales et homophobes. A cette époque, les gens dirent publiquement vouloir libérer leurs sexualités des instances oppressives, des traditions et des religions, dans des slogans qui sont aujourd’hui devenus célèbres: “un enfant si je veux quand je veux”, “vos rosaires hors de nos ovaires”, “il est interdit d’interdire”.

Ces revendications se sont étendues, et beaucoup d’entre nous voulons aujourd’hui que cessent les discriminations, et les injonctions patriarcales sur la sexualité. Ce que nous exprimons par des phrases comme “Faut pas juger” ou autre “Chacun fait ce qu’il veut de ses fesses”.
Mais – même si elle est bien intentionnée – l’injonction à ne pas juger la sexualité peut être problématique ! Nous vous expliquons pourquoi, en 7 points :

Raison N°1 : le jugement n’est pas l’interdiction 

Tout d’abord, rappelons que critiquer, ce n’est pas interdire. Par exemple, dans ce collectif, nous ne sommes pas pour l’interdiction de l’érotisation de la violence. Mais nous sommes pour la critique, l’analyse, la sortie de l’acceptation béate.

Raison N°2 : le jugement n’est pas systématiquement oppressif, en particulier quand il juge une pratique oppressive

Dans les années 70, pour soutenir leur volonté d’“interdire d’interdire”, les tenants de la “libération sexuelle” se nourrirent fortement des travaux de Michel Foucault. En effet, ce célèbre philosophe développait dans son ouvrage, Histoire de la sexualité, une thèse selon laquelle la sexualité avait subi au 19ème siècle une vague de “pathologisation” qui visait à classer comme “déviance” tout ce qui s’éloignait de la sexualité reproductive. Et avec succès : ces thèses œuvrèrent positivement à la décriminalisation de l’homosexualité.
Mais dénoncer TOUT jugement ou norme comme oppressifs a de lourdes conséquences ! Nous vous invitons par exemple à examiner les dérives de ce raisonnement dans l’entretien que Foucault donna en 1979, où il expliquait, sur les bases de la critique d’une norme, que ce n’était pas la pédophilie qui était l’acte oppressif, mais bien le fait de vouloir “protéger les enfants” sans tenir compte de l’expression de leur consentement :

  • Dans cet entretien, Foucault commence par poser l’enfant comme un être complet, ayant ses désirs et sa sexualité, qu’il ne faut pas nier.
    “peut-être l’enfant avec sa sexualité propre a pu désirer cet adulte, peut-être même a-t-il consenti, peut-être même a-t-il fait les premiers pas. On admettra que c’est lui qui a séduit l’adulte ; mais l’Autorité, avec son savoir psychologique, va dire savoir parfaitement ce que même l’enfant séducteur risque, et dira qu’il va dans tous les cas subir un certain dommage et un traumatisme du fait qu’il aura eu affaire à un adulte.”
  • Puis, il explique qu’il existe une Autorité oppressive (“les psychologues, ou psychanalystes, ou psychiatres, pédagogues”) qui s’octroient le droit de définir des pans entiers de populations comme « intrinsèquement fragiles », et d’autres comme « intrinsèquement dangereux ». Et que ces médecins, psychiatres, et institutions judiciaires, sous couvert de protéger les personnes fragiles, se font dépositaires du pouvoir sur la sexualité.
  • Enfin, il explique comment c’est bien ce “nouveau régime de contrôle de la sexualité”, où toute sexualité serait perçue comme une menace, qui est “le vrai danger”. En effet, selon lui, si nous arrêtions de juger, si nous sortions de notre attitude de condescendance patriarcale envers les enfants, nous nous rendrions bien compte que l’enfant est capable de consentement, et que prétendre le contraire est le réel « abus intolérable et inacceptable ».  « Quant aux enfants, on leur suppose une sexualité qui ne peut jamais se porter vers un adulte, et d’un. Deuxièmement, on suppose qu’ils ne sont pas capables de dire sur eux-mêmes, d’être suffisamment lucides sur eux-mêmes, qu’ils n’ont pas suffisamment la capacité d’expression pour expliquer ce qu’il en est. Donc, on ne les croit pas. On les croit non-susceptibles de sexualité, et on ne les croit pas susceptibles d’en parler. Mais après tout, écouter un enfant, l’entendre parler, l’entendre expliquer quels ont été effectivement ses rapports avec quelqu’un, adulte ou pas, pourvu qu’on écoute avec suffisamment de sympathie, doit pouvoir permettre d’établir à peu près quel a été le régime de violence ou de consentement auquel il a été soumis. Aller supposer que du moment qu’il est un enfant on ne peut pas expliquer ce qu’il en est, que du moment qu’il est un enfant il ne peut pas être consentant : il y là deux abus qui sont intolérables, inacceptables. »

Au cours de son raisonnement, l’abus « intolérable et inacceptable » n’est donc plus la pédophilie, mais le fait de la juger. On tient là une bonne illustration de comment critiquer tout jugement comme oppressif vient cacher la nature oppressive de l’acte jugé.

Raison N° 3 : il y a des choses que nous sommes tous d’accord pour juger 

La persistance des jugements sur la pédocriminalité prouve qu’il y a bel et bien des pratiques sur lesquelles nous restons (presque) tous d’accord pour porter un jugement : il est donc faux de dire que nous refusons toute morale dans la sexualité.
Simplement, les lignes de la morale ont été déplacées, pour aboutir sur le consensus actuel comme quoi TOUT est acceptable, qu’il ne faut RIEN juger, du moment que c’est “entre adultes consentants” : depuis les années 70, dans le sexe comme dans le reste, nous sommes passé d’une réflexion éthique à une morale contractuelle. 
Et bien, dans ce collectif, nous pensons que l’éthique a aussi sa place entre adultes, que ce “TOUT” doit pouvoir se discuter, et faire l’objet de débats sociétaux. Car, comme nous l’avons dit à de multiples reprises, axer l’ensemble d’une réflexion sur le consentement, c’est détourner la conversation des rapports de pouvoirs.

Raison N°4 : les gens qui disent qu’il ne faut pas juger sont les premiers à le faire

Ensuite, arrêtons-nous deux minutes sur le fait que l’injonction à ne pas juger est hautement malhonnête et paradoxale ! Les gens qui disent qu’il ne faut pas juger sont les premiers à le faire. 
A commencer par le fait qu’ils jugent les gens qui jugent.

mind blown

Ainsi, quand Michel Foucault critique l’”autorité” qui n’”écoute pas le consentement des enfants”, il JUGE des instances qu’il estime oppressives.
Aujourd’hui, peu de gens oseraient tenir un tel raisonnement qui porterait le jugement sur les médecins plus que sur les pédophiles … mais ce n’est pas pour autant que le raisonnement en lui-même a disparu. En effet, les arguments de Foucault sont exactement ceux qu’utilisent les militants pro libéralisme sexuel (autrement appelé les « sex-positifs ») quand ils accusent une personne qui critique la violence sexuelle de faire du « kink-shaming » :

  • Ils posent la victime de violence comme agente de ses propres choix de subir la violence
  • Ils posent l’oppresseur comme un être admirable, qui se distingue par son respect envers l’agentivité de sa victime
  • Ils posent toute personne qui juge négativement l’interaction comme la main armée d’un régime oppressif, et comme la réelle menace envers la dignité de choix de la victime. Selon ce raisonnement, juger qu’une personne est fragilisée c’est avoir du mépris envers elle, vouloir la protéger c’est faire preuve de condescendance, oser critiquer le rapport de domination systémique qui vicie la relation, c’est ne pas tenir compte des particularités de chaque interaction. 

Dans leurs raisonnement comme dans celui de Foucault, la boucle est bouclée : l’oppresseur n’est plus celui qui tire de la jouissance de la subordination de l’Autre mais celui qui se permet de critiquer ce rapport de pouvoir.
Les « sex-positifs » jugent en permanence. Mais ils réservent leurs jugements à ceux qui critiquent les kinks et pas à ceux qui commettent et érotisent la violence sexuelle.
Et ils ont le droit à leurs points de vue ! Mais il s’agirait d’arrêter avec l’hypocrisie : traiter toute personne qui critique la prostitution de “putophobe” (pour faire croire à tout le monde que ce qui nuit le plus aux putes, c’est le jugement sur leurs clients), traiter toute personne qui critique l’exploitation de jeunes femmes d’ « âgiste « , traiter les féministes abolitionnistes de SWERF, de puritaines, de mal baisées, c’est du jugement. C’est juste un jugement qui préfèrent s’en prendre aux gens qui font preuve d’esprit critique qu’aux actes critiqués.

Raison N°5 : empêcher le jugement, c’est encourager la culture du viol

Contrairement à ce qu’ils prétendent, les « sex-positifs » sont extrêmement moralistes : ils passent leurs temps à dire que manquer de tolérance sexuelle, c’est MAL (distinguer le bien du mal est l’objet de la morale) ! Leur différence ne se situe donc pas dans la nature morale de leur positionnement, mais dans le fait que leur critère moral principal consiste à critiquer la pose de limites. Sauf que seriner aux gens que la pose de limites est un acte oppressif, c’est leur enlever leurs moyens de défense, et invalider les limites de ce qui leur est confortable. Et ne pas respecter les limites sexuelles des autres, ça s’appelle la culture du viol.

Actuellement, les « sex-positifs » expliquent aux jeunes femmes que faire la différence entre le normal et l’anormal est MAL. Le résultat, c’est que nous sommes plusieurs dans ce collectif à témoigner que le jour où nous avons été frappées, où nous avons eu à faire face à de la violence sexuelle, nous n’étions plus capables de porter des jugements sur ce qui était en train de nous arriver, de penser « ce qu’il me fait est MAL ». On nous avait trop souvent expliqué que :
1) la violence sexuelle était fun, épanouissante, empowerante
2) porter un jugement sur la violence sexuelle était naze, ringard, oppressif
Toutes, nous réalisons aujourd’hui comment les injonctions au non-jugement des milieux « sex-positifs » nous ont mises en danger : face à l’agression et à la perversité, nous étions incapables d’identifier la violence en tant que telle, et donc de nous défendre contre elle.
…Comment oser se défendre quand tous les woke de service vous expliquent que la « VRAIE VIOLENCE » n’est pas quand un homme frappe une femme, mais dans le fait de porter un jugement sur cet acte ?
Pouvoir avoir recours à une référence normative est essentiel pour le bien-être psychique : pouvoir dire « je trouve ça BIEN ou MAL » « ceci est NORMAL ou ANORMAL », c’est ce qui permet de tirer la sonnette d’alarme quand on se retrouve en situation de danger (c’est d’ailleurs généralement ce qu’on essaye d’enseigner aux enfants pour les protéger). Pour que les femmes puissent se défendre contre la violence sexuelle, il est essentiel de leur laisser le droit de porter un jugement moral négatif sur une pratique sexuelle, de pouvoir dire « je trouve cela oppressif, dégradant, humiliant, violent, dangereux ».

Raison N°6 : le jugement et la norme sont des outils de protection dans une société 

De l’anti-autoritarisme des années 70, nous avons hérité une conception du vivre-ensemble où toute norme est vue comme oppressive, et toute volonté de pose de limites est décrite comme violente, patriarcale, méprisante.
Le problème avec ce raisonnement, c’est qu’il définit la norme comme violente en soi, et l’opposition à la norme comme progressiste en soi, et ce, indépendamment des normes dont il est question.


Ce que Foucault et ses héritiers semblent avoir oublié, c’est que les normes sont avant tout des accords éthiques entre les participants à une communauté, et qu’elles ont aussi pour vocation de protéger les gens, à commencer par les plus fragiles. Discuter ensemble de ce qui est acceptable ou non, c’est l’objet d’une société. Une norme ne signifie pas autre chose que “la population s’est mise d’accord pour décréter que telle ou telle action est ou non acceptable”. Ni la norme, ni le jugement, ne sont, EN SOI, oppressifs.
Le jugement est une faculté de l’entendement humain, et exercer son entendement, sa réflexion, c’est ce qui permet d’analyser, de se protéger, et de s’émanciper. Pour toutes ces raisons, certain.es philosophes tenaient le jugement en haute estime, comme Hannah Arendt par exemple, qui voyait dans le jugement une faculté politique, si ce n’est la faculté politique par excellence. Pour Hannah Arendt, le jugement est ce qui nous permet de confronter notre pensée au monde, et de prendre nos responsabilités : elle y voyait l’admirable intersection entre la pensée et l’action. 

Raison N°7 : l’injonction au non-jugement bénéficie aux prédateurs

« Il est interdit d’interdire » : cela signifie-t-il qu’il ne faille pas juger et interdire l’inceste, le meurtre, le viol, l’exploitation, la torture physique ou mentale ? Ne pas juger les relations qui incarnent des rapports de pouvoir ?
Les agresseurs ont parfaitement conscience de l’utilité des injonctions à ne pas juger les pratiques sexuelles: ils sont les premiers à rappeler qu’il ne faut pas juger, que le sexe relève « du domaine privé », qu’il suffit d’affirmer que la victime était « consentante » pour qu’aucun autre critère moral ne puisse être évoqué. Et ce, peu importe l’âge et la violence des actes subies : à l’heure actuelle, que vous soyez frappée, cognée avec des objets, estropiée, collectivement violée – voire assassinée – on vous demandera de manière surréaliste de prouver que vous n’étiez pas consentante !
Plus que jamais, les agresseurs utilisent notre incapacité à faire référence à une morale ou une référence normative, face à la police pour ne pas être mis en examen, et face à la justice pour ne pas être condamnés.
« Faut pas juger » : quel pied pour Ramadan, DSK, Esptein, Trump, et tous leurs potes violeurs et agresseurs ! 
La protection des victimes de violences sexuelles, et la critique et la condamnation des agresseurs sexuels, ne peut reposer que sur le jugement des pratiques sexuelles. Sans jugement, nous n’avons aucun rempart contre les personnes qui commettent des violences, exploitent les faibles estimes de soi des personnes fragilisées, assujettissent et abîment les corps des autres.
Pour revenir à notre citation policière initiale, c’est généralement sur les normes que sont basées les lois. Alors, si nous voulons en ce temps de #metoo réellement protéger les victimes, il va nous falloir faire évoluer les normes plutôt que développer une haine systématique de la norme et une fétichisation pour les marges et la déviance, qui bénéficie en premier lieu aux agresseurs pervers.

Bref, JUGEONS.

Faisons fonctionner nos cerveaux, ils sont là pour ça. Jugeons, exerçons nos esprits critiques. Parce que se marier avec une personne du même sexe ne fait de mal à personne, mais que violer des mineures comme le faisait Epstein ruine leurs vies. Parce qu’il y a des choses qui appellent un jugement positif, et d’autres qui appellent un jugement négatif. L’humain est une espèce douée d’intelligence, cette intelligence est censée lui servir à faire la part des choses. Analysons et soyons cohérents : il est par exemple ridicule de dire que le BDSM ne fait de mal à personne, alors que frapper quelqu’un fait très littéralement du mal à quelqu’un. Le jugement sert à faire preuve de discernement : nous devrions être capables de ne pas être homophobes tout en condamnant la violence sexuelle systémique envers les femmes.